La marmotte au collierJournal d'un philosophe
Partie II - Lune de graisseDeuxième été
Nouvelle lune
Premier jour
M.02.06.01.01 / M.132
Orages sur orages! La foudre a frappé plusieurs fois le sommet de la Dent-Noire. Que n’y étais-je?
Troisième jour
M.02.06.01.03 / M.133
Les chiens font rage. L’homme aussi. Il mêle son tonnère à celui du ciel. Plusieurs marmottes ont été tuées. Le pays se dépeuple.
Quatrième jour
M.02.06.01.04 / M.134
La nature, qui a multiplié sur la terre les races malfaisantes, en a fait trois plus redoubtables que les autres: le vautour, le chien et l’homme.
Le vautour est le plus terrible de tous, à cause de la puissance de son aile et de sa rapidité foudroyante. Les seuls animaux qui lui échappent sont ceux que leur poids ne lui permet pas d’emporter, et encore le redoutent-ils pour leurs petits. Il ne vole pas, il tombe et vous enlève; on dirait le Destin. Il a les yeux fauves, entourés de chair vive, le bec crochu, les serres toujours aiguisées, le cou toujours tendu vers la proie. On frissonne à la seule pensée de ce nid, qui est un charnier, et du voyage que font dans les airs ceux qu’il dépèce à ses petits. Cette mort est horrible à imaginer, d’autant plus horrible qu’elle est plus lente. La victime respire et palpate encore sous le bec hideux qui lui arrache des lambeaux de chair et sous les serres aiguës qui lui piétinent les entrailles.
Cependant le vautour est moins cruel que sanguinaire. Ce n’est pas lui que est cruel, c’est la nature, qui l’a fait naître vorace et lui a dit: “Tu vivra de chair fumante”. Il a faim, et il fait la chasse aux animaux, comme nous la faisons aux fleurs. Il lui faut des marmottes ou des lièvres, comme à nous le trèfle ou la soldanelle. Il boit le sang de ses victimes, comme nous buvons la rosée dans les coupes de la gentiane ou dans les gobelets de l’alchimille. C’est la nature qui a décrété qu’il y aurait au moins une aire de vautours par vallée, souvent deux, souvent plus. C’est elle qui a suspendu cette menace éternelle sur tous les gîtes et sur tous les terriers, sur tout ce qui broute et sur tout ce qui niche. Pourquoi a-t-elle institué ces tyrans des airs? Pourquoi leur a-t-elle partagé le monde habitable? Qui le sait? Elle a ses desseins mysterieux, elle a ses lois inexorables, que nous ne pénétrons pas, mais que nous subissons. Heureuses celles qui sont stériles, heureuses les épouses qui n’ont point allaité, car c’est pour le vautour que les gîtes et les terriers se remplissent! Avec le vautour, le genie du meurtre règne dans le ciel et plane sur la terre.
Il est moins affreux de tomber sous la dent du chien que sous le serre du vautour. Le chien ne vous enlève pas, il ne vous déchire pas lentement, il ne vous dépèce pas pièce à pièce; il vous égorge, et c’est fini.
Néanmoins le chien est plus laid et plus cruel que le vautour. Il n’a pas faim, comme le vautour; il chasse pour chasser, il égorge pour égorger. Certaines races lui sont odieuses; il faut qu’il les détruise. C’est un besoin de sa nature, un instinct irresistible. Nous somme du nombre, pauvres marmottes; les lièvres aussi sont du nombre. Que lui avons-nous fait? Quelle injure a-t-il à laver dans notre sang? Qu’y a-t-il de commun entre lui et nous? Il nous hait pour le mal que nous ne lui avons pas fait. C’est l’innocence qui lui est odieuse.
Né féroce, le chien a cultivé dans l’esclavage ses instincts monstrueux. Car le chien est l’esclave de l’homme. La plupart des animaux s’engraissent dans la servitude; ils y deviennent lourds, paresseux à la chasse, tardifs à la course. Le chien y est devenu plus insatiable, au contraire, plus ardent, plus industrieux, plus agile. Les hommes l’ont instruit et dressé. Ils ont achevé l’œuvre ébauchée par la nature. A la haine instinctive qui anime le chien contre nous s’est ajouté un stimulant nouveau, le désir de plaire à son maître. Quand il a saisi un lièvre ou une marmotte, il va déposer sa victime aux pieds de l’homme, qui le flatte et le caresse. Le chien est avide de caresses. Il trépigne d’aise et se pâme sous la main qui le flatte. Nul ne désire la liberté avec la même ardeur que le chien désire le prix de l’obéissance. Il a le goût de la bassesse. On dit que l’homme lui jette en pâture le rebut de la chasse, les entrailles des victimes, et qu’il fait sa joie et sa gloire de ce honteux festin.
Le chien n’a pas l’oreille fine, il n’a pas non plus l’œil perçant; mais il a un odorat extraordinaire. Aucun autre animal n’est aussi habile à découvrir et à suivre une piste, c’est ce qui le rend dangereux. Il marche la tête basse, flairant à droite, flairant à gauche. La moindre odeur de lièvre ou de marmotte la fait soudain tressaillir et le remplit d’une ivresse féroce. Il se lance alors, et suit la piste de toute la vitesse de ses jambes longues et grêles, en poussant des hurlements sauvages. Il a un cri particulier quand il chasse, une sorte de musique, mélange de frénésie et de volupté. Il ne connaît pas la fatigue. Dans les solitudes les plus écartées, sous le soleil le plus ardent, sur la neige ou sur le roc nu, peu importe, il court des heures, des jours, haletant, la langue horriblement pendante, harassé, les pieds en sang, mais courant toujours. Quand les forces lui manquent, la passion le soutient encore.
Certains chiens, longs et bas, entrent dans nos terriers. Heureusement que les galeries en sont étroites et qu’ils sont obligés de travailler pour les élargir. Pendant ce temps, nous fuyons par une autre issue, ou nous creusons plus avant. J’ai vu flamboyer une fois, dans le long corridor de mon terrier, les deux yeux d’un chien. Il était arrivé jusqu’à un étranglement formé par une racine d’arolle et ne pouvait pénétrer plus loin. Nous nous regardions l’un l’autre, lui furieux, moi tranquille. Cela dura des heures. Je les vois encore, ces deux yeux; je vivrais dix vies de marmotte que je les verrais toujours. Ils n’exprimaient qu’une chose, la soif du sang.
Un chien est plus fort qu’une marmotte. Toutefois si les marmottes le voulaient bien, si elles savaient s’unir, elles auraient facilement raison de tous ces chiens rôdeurs qui chassent seuls à la montagne. Mais chaque famille de marmottes vit pour soi. Les enfants fuient, la mère fuit, le père fuit. Nul ne songe à résister. Il est vrai de dire que lorsqu’on entend le chien, il y a tout lieu de supposer que l’homme n’est pas loin, le tyran et l’épouvantail de la création.
Cinquième jour
M.02.06.01.05 / M.135
Parlons un peu de l’homme, parlons-en à notre aise.
Il y aurait autant de variétés d’hommes qu’il y a d’individus, s’il fallait en juger par les peaux de rechange, de forme et de couleur différentes, qu’il met et qu’il ôte à volonté. Mais on croit assez généralement qu’elles ne lui sont point naturelles et qu’il les fabrique. Tout ce que j’ai pu voir dans le temps de ma captivité m’a confirmé dans cette opinion. C’est le propre de l’homme qu’il fait une multitude de choses que nul autre n’a jamais faites ni ne fera jamais.
L’homme est le plus manqué des animaux. Il a une crinière qui, chez les uns, encadre tout le visage, tandis que, chez d’autres, elle protège seulement le dessus de la tête. Elle lui tombe avec l’âge, c’est-à-dire au moment où il en aurait le plus besoin pour se garantir du froid. On ne sait trop, au reste, à quoi elle lui sert. Ceux qui l’ont le plus fournie portent encore un couvert sur la tête. Autant qu’on en peut juger, le reste du corps est nu, sauf les peaux dont on l’affuble. Les autres animaux ont tous une couleur; la vache est noire ou rouge, souvent tachetée de blanc; le lièvre est blanc en hiver, roux en été; l’ours est brun; la marmotte a un gracieux pelage, nuancé du gris au noir; la peau de l’homme seule n’a pas de couleur propre; elle est à demi transparente et laisse deviner les chairs et le sang. Cela est sans exemple dans la nature. L’homme a lui-même le sentiment de cette monstruosité, et c’est probablement la raison pour laquelle il se couvre de fausses peaux, qui ne lui appartiennent pas et qu’il a soin de passer en couleur. Mais il garde le visage découvert, les mains aussi, ce qui donne envie d’y mordre. Si j’étais bête feroce, je mangerais beaucoup d’hommes.
L’homme s’asseoit comme nous et se tient debout sur ses pieds de derrière; en revanche, il ne sait pas marcher à quatre pattes. La vraie méthode est d’user des deux méthodes, selon les cas, comme font les marmottes. L’homme n’est pas solide sur ses deux pieds; il a toujours l’air de trébucher. Souvent il se sert s’une branche d’arbre pour assurer sa marche, qui est lente et gauche. Il court pesamment. Comment pourait-il courir légèrement, bâti comme il est? Il n’y a aucune proportion entre ses jambes de derrière, de gros et informes piliers, et celles de devant, plus courtes, plus grêles et dont il ne sait faire que des bras, comme nous faisons aussi quelquefois, mais quand cela nous convient seulement.
L’homme serait le plus inoffensif des animaux, car il en est le plus maladroit, s’il ne suppléait à force d’industrie à ce que lui a refusé la nature. Il n’a point d’odorat, point d’ouïe, sa vue est des plus ordinaires; mais il a l’esprit ingénieux. Il applique à son œil un long instrument, au moyen duquel il découvre sa proie à toute distance; il porte ordinairement sur l’épaule un autre instrument, plus long encore, qu’il dirige contre ses victimes et dont il fait sortir du feu, de la fumée et de petites pierres rondes et pesantes, qui frappent au loin ceux qu’il veut atteindre. Ce ne peut être qu’un dieu qui lui a appris à manier ainsi la foudre. Pourquoi à lui plutôt qu’à d’autres, plutôt qu’à nous, par exemple? Qu’est-ce que l’homme a fait pour mériter cette faveur? Est-ce un titre aux yeux du ciel que de répandre le sang innocent?
L'homme a un charme. Certaines éspeces d’animaux s’inclinent devant lui, le reconnaissent ouvertement pour leur maître et le servent avec passion. Les autres le redoutent et le haïssent. Il n’est pas sanguinaire comme le vautour; on ne l’a jamais vu mordre dans la chair de ses victimes, ni boire leur sang. Il n’est pas né pour le meurtre. Il n’a ni serres ardentes, ni bec crochu, ni dents aiguës. Il chasse néanmoins, mais froidement. Il ne semble avoir contre nous aucune haine d’instinct. Il n’est pas cruel, il n’est qu’ambitieux et jaloux. L’homme veut qu’on lui paie un tribut de soumission. Sa passion est de régner ou de se persuader qu’il règne. Il se plaît à s’entourer d’esclaves. Tout être libre lui est une injure. Son rêve serait d’être le maître universel. Il ne réalisera pas à moins d’avoir purgé la terre des libres enfants de la montagne. C’est à quoi il travaille. Il nous tue, parce qu’il ne peut pas nous asservir. C’est sa manière de se venger de son impuissance. Qu’il tue tant qu’il voudra, nous ne lui donnerons pas le plaisir de faire cortège après lui. Les races nées pour la liberté haïront éternellement l’homme et ses satellites.
L’empire de l’homme s’étend. A mesure qu’il avance, le désert se fait autour de lui et il le peuple de ses creatures. Par quel caprice la nature a-t-elle désigné pour la royauté l’être le plus mal fait qui soit sorti de ses mains? Je n’en sais rien; mais une chose est certaine, l’homme grandit et le marmotte diminue. De nos anciennes multitudes, il ne reste que quelques peuplades au fond des vallées, asile peu sûr et de plus en plus violé. Nos pères ne se souvenaient pas d’avoir jamais vu dans ce pays la silhouette d’un homme se dessiner contre le ciel, sur les arêtes des pics. Cela se voit maintenant presque chaque jour, du moins en été. Ils s’y hissent par caravanes, de rocher en rocher. Ils se poussent et se tirent les uns les autres, et font tant qu’ils arrivent. Il faut les entendre alors, quand ils ont atteint le sommet, célébrer par de grands cris de joie la victoire qu’ils viennent de remporter sur leur maladresse. Non-seulement l’homme veut régner sur les animaux, il veut régner sur la terre elle-même. Il a fait serment de ne pas laisser un seul lieu qui n’ai été souillé de sa présence. Tant d’orgueil fatiguera la patience du ciel. A moins que le monde n’ait été créé pour le triomphe de l’iniquité, l’homme et sa gloire passeront.
J’ai fait dans ma captivité une découverte étonnante: l’homme pourrait être bon, il l’est même parfois. En vain je me refusais à y croire, j’ai vu briller dans ses yeux le doux rayon de la pitié. Il faut quelque habitude pour ne s’y pas tromper. Ces yeux mobiles, en pleine face, font peur au premier abord. Aucun animal n’a le regard plus fixe, aucun ne l’a plus fuyant. On n’est pas en sûreté devant ces yeux-là. A la longue cependant, on apprend à y lire. On y lit le plus souvent des pensées d’orgueil ou de fourberie; mais j’y ai lu quelquefois, lu distinctement, une pensée de bonté. Le jour où l’homme à longue et fine crinière, qui me donnait des amandes d’arolle, m’a rapporté à la montagne, j’ai vu dans ses faux yeux bleus un sourire véritable. Je suis persuadé maintenant qu’il a voulu me délivrer. On croit que ces hommes à crinière plus fine et qui portent tous une sorte de peau flottante, sont les femelles. Je le crois aussi, et cela explique pourquoi il y a plus de douceur dans leurs mouvements et leur physiognomie. Mais ils ne sont pas seuls capable de bienveillance. L’homme qui venait soir et matin chercher le lait de ses vaches, avait-il donc la crinière assez rude et les traits assez farouches! J’ai aussi vu briller ses yeux pendant qu’il passait la main sous le cou d’une petite vache brunette, qu’il ne manquait jamais de caresser. Il ne me voulait point de mal, non plus. Volontiers il m’aurait donné une part de ses caresses. Je les ai repoussées, à cause de ma prison, et je les repousserais aujourd’hui encore, en liberté. Car enfin, que faut-il penser de cet être qui est capable de bienveillance et qui n’y trouve pas son plaisir? Cela est inouï dans la création. Je comprends le vautour, qui ne sait rien de la miséricorde; je comprends le chien, qui n’est que bassesse et férocité. Mais l’homme! Comment peut-il réduire en esclavage ceux qu’il aime et verser le sang de ceux dont il a pitié? Quel est cet art qui consiste à être miséricordieux aujourd’hui et impitoyable demain? J’en prends le ciel à témoin, il est un animal qui pourrait être bon et qui veut être mauvais. Ce monstre s’appelle l’homme. La fortune le comble de ses faveurs et il marche d’un pas insolent à l’empire du monde.
L’homme est le plus grand mystère de la nature, après la marmotte.
Septième jour
M.02.06.01.07 / M.136
Cela m’a fait du bien de dire ici tout ce que je pense de nos persécuteurs. Cela m’a tenu lieu de Dent-Noire. Je me sens soulagé.
Premier quartier
Premier jour
M.02.06.02.01 / M.137
Voici le premier anniversaire de la mort du lièvre blanc. Je l’ai pleuré toute une lune, je le pleurerai plusieurs lunes encore.
On enseigne à toutes les marmottes, dans leur âge le plus tendre, qu’il y a une Providence, que les dieux exercent la justice sur la terre et dans le ciel, qu’ils favorisent les desseins des justes et punissent sûrement les coupables. Je me demande si cette religion ne date pas du temps où la race des marmottes était la plus florissante de toutes celles qui habitent la montagne. C’est une religion de gens heureux. Les hommes doivent en avoir une toute semblable aujourd’hui. Nous en croyons ce que nous pouvons, pauvres marmottes! Je suis sûr que les hommes en sont très convaincus.
Deuxième jour
M.02.06.02.02 / M.138
Le moment est venu de prendre courage. La saison s’avance. Il faut ou renoncer à la philosophie ou se préparer pour la veillée de la longue nuit.
Après avoir signalé les derniers temps de leur séjour par un grand carnage de marmottes, les hommes se sont retirés aujourd’hui aux alpages inférieurs. Les troupeaux allaient devant. Ils ont fait grand bruit de leurs sonneries.
Troisième jour
M.02.06.02.03 / M.139
Plus j’y réfléchis, plus je me persuade qu’il y a un sens profond et une grande vérité dans les dernières paroles du lièvre blanc. Le sommeil de la longue nuit aurait donc pour cause unique le froid, qui pénètre de l’extérieur à l’intérieur; ce serait un phénomène du même ordre que ceux de la gelée et du dégel. Si la longue nuit était assez longue pour que le refroidissement fût complet, nous mourrions; mais le refroidissement n’est pas complet; il reste au cœur un foyer de chaleur, dont l’action reprend le dessus dès que la température devient plus douce.
Cette théorie a pour elles de grandes vraisemblances.
C’est à peu près ce qui arrive aux plantes, à toutes celles du moins qui ne périssent pas aux approches de la longue nuit. Les hètres, par exemple, dans le bas de la vallée, ou les mélèzes, sont gelés extérieurement, au moment où nous nous réveillons de notre sommeil. Ils n’ont plus de feuilles, le bois en est froid, et la sève n’y circule pas. Mais il reste au centre un foyer de vie, qui communique sa chaleur de proche en proche, à tout le tronc et à toutes les branches, dès que la saison est plus favorable.
La même théorie expliquerait, en outre, l’instinct qui nous porte à bourrer de foin nos terriers, à en fermer exactement les galeries et à nous serrer le plus possible les uns contre les autres pour dormir ce sommeil-là. On comprendrait aussi, à la rigueur, l’insensibilité dont on nous accuse pendant le temps que nous dormons. La peau, tout entière refroidie, est comme morte. Il faudrait piquer à une certaine profondeur pour rencontrer la sensibilité.
Si d’autres animaux ne sont pas sujets à ce sommeil, il faut qu’ils aient le sang plus chaud ou une meilleure fourrure, peut-être tous les deux.
Plus cette explication me séduit, plus je suis impatient de tenir entre mes bras une marmotte gelée. Quand sera-ce?
Quatrième jour
M.02.06.02.04 / M.140
Je me sens renaître et ragaillardir. Je suis évidemment sur la bonne piste. Ce point gagné, le reste ira de soi.
Cinquième jour
M.02.06.02.05 / M.141
J’ai vu aujourd’hui passer un lièvre blanc, à quelque distance de mon terrier. Je sais à peu où est son gîte, et il ne me serait pas difficile, peut-être, de lier amitié avec lui, comme avec l’autre. Mais celui que j’aimais est mort, et je ne lui donnerai pas de successeur, du moins pour le moment.
J’ai remarqué que son poil blanchissait déjà. J’en conclus que la longue nuit commencera de bonne heure cette année.
Sixième jour
M.02.06.02.06 / M.142
Si ma théorie est juste, il est facile de comprendre ce qui a fait manquer ma précédente expérience. J’ai eu froid. Aussi quelle idée de me creuser un terrier plus haut que toutes les autres marmottes, et sur le versant de la vallée qui ne voit pas le soleil! Je devine maintenant pourquoi je me suis réveillé le dernier. En pays plus froid on dégèle nécessairement plus tard. Si je ne me suis pas endormi plus tôt aussi, ce n’est que par un effort miraculeux de volonté. Ce que j’ai souffert ne m’est plus un mystère.
Cette fois je prendrai de plus justes mesures. Je vais commencer par me faire un terrier bien chaud, sur l’autre versant, dans l’endroit le plus soleillé et aussi bas que possible. J’irai dès demain en reconnaissance, pour trouver le lieu propice. Dussé-je dormir aussi, ce ne sera que plus tard, et j’aurai le temps de faire au moins un voyage pour venir palper chez elles les premières marmottes endormies.
Pleine lune
Quatrième jour
M.02.06.03.04 / M.143
J’ai passé trois jours en voyage. Je suis descendu très bas, beaucoup plus bas que les alpages où sont actuellement les hommes et leurs troupeaux.
Enfin, j’ai trouvé un lieu à mon gré, de l’autre côté du torrent. C’est une côte ardue, coupée de grandes parois de rochers blancs et couverte de forêts presque impénétrables. Il fait très chaud sous ces rochers, qui ne perdent aucun rayon du soleil, et il n’est pas impossible de s’y creuser un terrier, au milieu des débris qui s’y sont accumulés.
Malgré le voisinage de l’homme, j’espère y être en sûreté. Je n’y ai vu sa trace nulle part. Cette forêt semble avoir été seule respectée par ce grand destructeur de forêts. L’abord en est trop difficile, sans doute. Les arbres y tombent de vétusté, et les débris entassés sur le sol y pourrissent des siècles.
J’attendrai toutefois pour m’y rendre que les hommes soient plus loin.
Cinquième jour
M.02.06.03.05 / M.144
Il n’y a rien d’étonnant à ce que j’aie succombé. Je me sens déjà froid ici. Et pourtant il n’est pas encore tombé un flocon de neige.
Sixième jour
M.02.06.03.06 / M.145
Ces hommes ne bougent pas. Je n’y tiens plus.
Septième jour
M.02.06.03.07 / M.146
Les hommes sont encore là. N’importe. Je pars aujourd’hui. J’en appelle à ces dieux qu’on dit justes. A eux le soin de me garder.
Je ne puis réellement pas attendre plus longtemps. J’ai beaucoup à faire là-bas, pour être prêt.
Mes tablettes sont en ordre, dans leur salle. Je vais murer mon terrier, comme nous avons coutume de faire, afin qu’on le croie occupé. Après quoi, adieu!