La marmotte au collier
Journal d'un philosophe

Partie I - Lune sèche
Premier été

M.01.05.01.01 / M.004 - M.01.05.04.07 / M.020

LANGUE

Français

Nouvelle lune

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Premier jour

M.01.05.01.01 / M.004

Je suis occupé depuis plusieurs jours à m’installer; c’est un assez long travail.

 

J’ai choisi pour mon domaine exclusif cette terrasse, située entre deux parois de rocher, dont je domine l’une et dont l’autre me domine. Elle est du côté de l’ombre; mais elle rachète cet inconvénient par des avantages qui m’ont décidé. D’abord, je n’y ai jamais vu monter ni homme ni chien, et jusqu’à présent jamais marmotte n’y a demeuré. Je ne trouverai la paix nulle part si je ne la trouve pas ici. Ensuite, le talus, au pied des rochers, est composé en grande partie de feuillets d’ardoises, d’un grain cristallin, qui semblent faits exprès pour me servir de tablettes. Ils sont presque aussi minces que des feuillets de gentiane, cependant solides, et l’ongle y mord sans trop de peine.

 

Il n’y a plus d’arbres ici, ni d’arbustes; mais les fleurs ne manquent pas, surtout dans une vallécule où coule un ruisseau qui tombe des rochers. De gros blocs entassés au bord du précipice laissent entre eux des crevasses toujours fraîches. C’est là qu’est mon terrier. Je n’ai qu’à sortir de la caverne au fond de laquelle j’en ai caché l’ouverture pour dominer toute la vallée. Pas une marmotte, pas un souris ne peut mettre le museau dehors sans que je la voie.

 

Je me suis fait un grand terrier, pour passer la longue nuit. Assez près de l’ouverture, à deux longueurs de marmotte, la galerie se bifurque. Une branche très courte, continuant en ligne droite, aboutit à une vaste salle, où pénètre la lumière et où je serrerai mes tablettes. Les feuillets d’ardoise commencent déjà à y prendre place les uns à la suite des autres. La grande galerie s’enfonce plus avant dans la montagne. Elle mesure au moins dix longueurs de marmotte et conduit à une petite salle, calculée pour une marmotte seule. C’est mon dortoir.

Troisième jour

M.01.05.01.03 / M.005

Me voici complétement installé. J’ai fait provision d’ardoises, et une fine couche d’herbe sèche tapisse le dortoir. Dès aujourd’hui, je puis me livrer sans réserve à la recherche de la sagesse. En y songeant, mon cœur bondit de joie.

Quatrième jour

M.01.05.01.04 / M.006

Il faut, tout en notant mes réflexions de chaque jour, que je consigne ici tout ce dont il me souvient des circonstances de ma captivité. Ce n’est point petite affaire, et il y aura pour plus d’un jour à travailler de l’ongle; mais, avec l’aide des dieux, j’en viendrai à bout.

 

Je me rappelle très distinctement, et c’est mon dernier souvenir d’avant la catastrophe, que nous nous blottîmes dans le foin, comme nous avons coutume de faire la veille de la longue nuit. Des voisins étaient venus nous demander de la passer avec nous; mais nous avons refusé. Ma femme n’aimait pas ces entassements par tribus. Nous nous endormîmes donc en famille, soigneusement empeletonnés, la tête dans la poitrine et les pattes de derrière aux oreilles. Ma femme était d’un côté, moi de l’autre; entre nous, nos quatre enfants, la famille de l’année.

 

Combien de temps avons-nous dormi? Je n’en sais rien et ne le saurai probablement jamais. Une seule chose est certaine, savoir qu’après m’être endormi chez moi, avec tous les miens, je me suis réveillé seul, dans un lieu fort éloigné, entouré d’hommes hideux.

Cinquième jour

M.01.05.01.05 / M.007

Le mystère de cette aventure est effrayant. Il peut arriver à chacun de tomber entre les mains de ses ennemis et de subir des traitements cruels. L’histoire des marmottes en offre assez d’exemples. Mais s’endormir chez soi et se réveiller dans un autre pays, chez les hommes, et ne pas savoir comment on a fait le voyage: voilà qui confond toute imagination.

Septième jour

M.01.05.01.07 / M.008

Nous avons le réveil lent après la longue nuit. C’est par degrés que nous ouvrons les yeux, que nous dressons les oreilles et que nous reconnaissons les objets. Ces premières lueurs sont délicieuses pour celui qui est entouré de sa femme et de ses enfants. Mais nul ne peut se faire une idée de ce qu’est ce réveil, quand à chaque clarté nouvelle, on entrevoit des objets inconnus, on devine des êtres malfaisants. C’est alors le plus cruel des supplices que de ne pas pouvoir s’éveiller en une fois. Le monstre est là, on veut fuir et on ne peut pas.

Premier quartier

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Deuxième jour

M.01.05.02.02 / M.009

Je suis décidé à faire une étude minutieuse des ruines de notre ancien terrier. J’ai voulu y descendre hier; mais la pluie m’a fait rebrousser chemin. Le temps est de plus en plus sombre. Griffonnons.

 

Il ne m’est pas possible de décrire en détail ce que je vis quand je fus tout à fait éveillé. Je ne vis rien qu’en gros. Le lieu où je me trouvais devait être à l’intérieur d’une cabane semblable à celles qu’on voit d’ici, mais plus grande. Je reposais, couché tout de mon long, sur une pierre plate, au pied de la muraille. A côté de moi brûlaient des branches de sapin desséchées, encore chargées de leurs aiguilles, qui pétillaient. C’était comme quand la foudre les allume dans la forêt. On a vu quelquefois des hommes faire ainsi du feu à la montagne. C’est un secret qu’ils ont. Ce feu répandait une vive clarté et une chaleur extraordinaire. La fumée s’échappait par une sort de grand canal tout noir. Autour de la pierre étaient rangés un certain nombre d’hommes. Il y en avait des deux espèces, de ceux qui ont les deux jambes cachées sous une grande peau flottante, et de ceux qui les ont enveloppées séparément dans des fourreaux étroits. J’ai entrevu derrière eux, sur le sol et contre les parois, des objets dont nous n’avons aucune idée, mais je n’ai fait que les entrevoir, parce que toute mon attention était absorbée par ces hommes barbares. Ils me regardaient et s’agitaient bruyamment, surtout les petits. Oh! les yeux des hommes! Heureux qui ne les a vus que de loin!

 

Mon premier mouvement fut de m’enfuir en grimpant par le canal de la fumée. J’avais vu le ciel bleu. Je découvris alors que j’étais pris par le cou. J’avais ce collier, et l’on y avait fixé un fil épais, un gros fil d’araignée, qu’un homme tenait par l’autre bout. L’homme me laissait grimper toute la longueur du fil, après quoi il me faisait tomber par une brusque secousse. L’idée me vint de mordre le fil et de le couper. Mais chaque fois que je tournais la tête pour l’atteindre, l’homme me soulevait. Las de me débattre, je me serrai dans un coin et fis le mort. Alors un de mes bourreaux voulut me prendre au col. D’un bond, je lui saisis un doigt et le mordis avec tant de fureur que j’y restai un instant suspendu. Il poussa un cri terrible, et le sang jaillit en abondance. Je m’attendais aux plus cruels châtiments et j’étais résigné à tout. Je désirais la mort. Un enfant me menaça, en effet, et me frappa d’une branche au visage. Il me fit peu de mal. Ensuite on apporta une sorte de maison en bois, qui semblait avoir été faite pour moi. On l’ouvrit par-dessus et m’y fit entrer, en me soulevant dans les airs. A peine y étais-je qu’on la ferma, et je me trouvai dans une obscurité profonde. Tel fut le commencement de ma captivité.

Troisième jour

M.01.05.02.03 / M.010

Cette lune ne mérite pas son nom. Il continue à pleuvoir et je continue à griffonner.

 

Quand on m’eut mis dans cette maison, on l’enleva de terre, et on la porta dans un autre lieu, où je sentis qu’on la posait. Une main souleva le toit et me jeta de l’herbe, puis le toit retomba, et je n’entendis plus aucune espèce de bruit. Je restai quelque temps l’oreille tendue. Le silence continuant à régner, je me jetai sur le fil de mon collier, et le coupai d’un coup de dent. Il avait un mauvais goût de filaments d’herbe sèche, tordus et coriaces. Libre de ce côté, je me mis à tâter les parois de ma prison. Elles étaient toutes en bois. Ces hommes ont une manière à eux de découper les arbres; ils en mettent le tronc en feuillets minces, qu’ils arrangent ensuite comme ils veulent. Quand je crus avoir trouvé l’endroit le plus tendre, je commençai à gratter et à mordre de mon mieux. Le bois était dur, mais les marmottes ont bonne dent. Je n’attendis pas que le trou fût à ma taille; j’y passai, je ne sais comment, et me trouvai dans un lieu fermé de quatre murs, où il y avait beaucoup de foin entassé. On entendait des vaches de l’autre côté de la paroi. Sans perdre le temps en réflexions, je m’élançai jusqu’à une haute ouverture, par où pénétrait la lumière. Je ne sais a juste ce qui se passa. Je crois que je me heurtai à un obstacle invisible, qui se brisa avec un grand fracas, pendant que je retombais en arrière. Il me reste un vague souvenir de cette chute. Je fus un moment étourdi du coup. Quand je revins à moi, j’étais dans une autre prison, beaucoup plus grande que la première et assez bien éclairée, en compagnie de trois vaches, de deux chèvres et d’un mouton. J’avais le museau en sang, mais je n’y songeai pas. Je ne songeai qu’à couper un nouveau fil, fixé par un bout à mon collier, comme le précédent, et par l’autre à un anneau, à la paroi. J’y perdis ma peine. Ce fil était froid et dur, et contourné en une multitude de petites boucles, prises les unes dans les autres. Les vaches étaient attachées de la même manière, avec un fil plus gros. Je ne sais où l’homme trouve ce fil. Il n’existe rien de pareil dans le pays des marmottes.

Cinquième jour

M.01.05.02.05 / M.011

Je me suis levé hier avant l’aube. Voyant que le ciel s’éclaircissait au couchant, je me suis mis en route pour notre ancien terrier. Ce voyage me causait quelque inquiétude; les hommes sont à peu de distance, aux alpages supérieurs. Tout s’est bien passé. J’ai pu dérober ma marche dans l’ombre et n’ai fait aucune mauvaise rencontre. J’ai entendu glapir le renard, mais de loin.

 

Notre ancien terrier était située plus bas que les autres. Ainsi l’avait voulu ma femme, qui était devenue frileuse avec l’âge. Il s’ouvrait au haut d’une ravine, et mesurait environ six longueurs de marmotte jusqu’à la salle qui nous servait de dortoir. Une galerie de sûreté, débouchant sous un buisson d’aunes, est demeurée intacte. L’autre est à ciel ouvert, comme un lit de ruisseau. La terre a été coupée et piquée, avec des instruments très durs, dont on voit encore la trace; on l’a jetée dans la ravine, ainsi que deux grosses pierres, qui étranglaient la principale galerie, à l’entrée du dortoir. Tout le foin dans lequel nous sommes blottis est encore là. Il a reçu la pluie et s’est pourri; mais je l’ai bien reconnu: c’était du foin de choix, ma femme l’aimait douillet.

 

Le cœur m’a saigné en considérant cette ruine.

Sixième jour

M.01.05.02.06 / M.012

C’est donc bien l’homme qui est le coupable. Nous ne lui sommes pas tombés par hasard entre les mains. Il est venu pour nous prendre et il a ouvert notre terrier. Lui seul a les instruments dont j’ai vu les traces. L’homme a des instruments pour tout. Les uns pensent que les dieux les lui donnent. Les autres qu’il les fabrique lui-même. Je crois qu’il les fabrique, mais que les dieux le lui ont appris.

 

Ce travail a demandé du temps et ne s’est point fait sans bruit. L’homme travail toujours bruyamment. Il ne sait pas creuser à la sourdine, comme nous. Et puis, il aime à s’entendre. Il ne peut assez crier quand il se promène à la montagne. Mais comment se fait-il que nous ne nous soyons doutés de rien? J’ai l’oreille fine. Et ma femme! Elle entendait trotter les fourmis sur la terre, au-dessus de nos galeries. Comment nous a-t-on pris, comment nous a-t-on portés sans que nous l’ayons senti? Là est le mystère. Si profond que soit notre sommeil de la longue nuit, ce n’est pourtant pas le sommeil des pierres. Peut-il y avoir un sommeil qui résiste à l’attouchement de la main de l’homme?

Septième jour

M.01.05.02.07 / M.013

Il y a des moments où je me tâte par tout le corps pour savoir si je suis bien moi-même, si c’est moi qui me suis endormi chez moi, moi qui me suis réveillé là-bas, moi qui vis sans famille, dans ce trou solitaire, avec un collier au cou… Il me prend des doutes étranges… Oui, c’est bien moi; je me tâte et ne trouve que moi. Voilà les longs poils de ma moustache; il n’y a pas deux marmottes qui les aient frisés ainsi. Voici mon oreille gauche mutilée. Les marmottes ne l’ont déjà pas trop longue, l’oreille. On dit que c’est ma mère qui me l’a mordue en me traînant pour précipiter notre fuite, dans un grand danger. Voilà les pattes qui ont creusé notre beau terrier détruit; voici l’échine qui s’est rapée à force de passer sous les pierres qui étranglaient notre galerie… Me voilà moi-même, il n’y a pas de doute… C’est justement ce que je ne comprends pas.

Pleine lune

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Premier jour

M.01.05.03.01 / M.014

Il y a du louche et de l’extraordinaire dans ce sommeil de la longue nuit.

 

D’abord, c’est un sommeil d’une espèce particulière, un engourdissement, une torpeur. Il s’annonce plusieurs jours à l’avance; il nous envahit malgré nous, et nous avons de la peine, au réveil, à le secouer.

 

En second lieu, il est d’une longueur malaisée à déterminer. Les uns pensent que la longue nuit est aussi longue qu’une demi-lune, voire qu’une lune entière. Certains animaux, qui prétendent qu’ils ne dorment pas pendant ce temps, la disent plus longue encore. Mais ils le font par pure jactance et pour se moquer.

 

En troisième lieu, il se passe pendant la longue nuit des choses qui n’arrivent à aucun autre moment de l’année et dont nous ne pouvons juger que très imparfaitement, faute de les voir. L’idée généralement admise parmi nous est que la longue nuit n’est qu’une nuit. Mais les animaux qui se moquent de notre sommeil veulent que, pendant cette prétendue nuit, le soleil se lève et se couche comme à l’ordinaire. Nos sages ont depuis longtemps refuté cette opinion téméraire. La longue nuit est la longue nuit, cela est clair. Il est également hors doute que c’est une nuit très froide et pendant laquelle il tombe beaucoup de neige. C’est pourquoi, quand nous la sentons venir, nous fermons exactement toutes les ouvertures de nos terriers. Ce sont les espèces mal douées, à qui les dieux ont refusé cet instinct, qui nous raillent.

 

C’est égal, je voudrais bien une fois compter les heures de la longue nuit.

Deuxième jour

M.01.05.03.02 / M.015

Voici des jours vraiment beaux, des jours dignes de la lune sèche et tels que les aiment les marmottes.

 

Toute la population de la vallée est dehors.

 

Une tribu populeuse est réunie en ce moment sur un tertre bien sec, semé de pierres plates et de mottes de gazon. Les vieux – j’en compte une douzaine – sont assis en cercle, immobiles, les pattes de devant pendantes, occupés à considérer les ébats de la jeunesse. Grande est l’animation. Les uns se lissent le poil mutuellement, les autres luttent. Par moments la lutte est régulière, entre quelques couples de champions; d’autres fois la mêlée est générale. Les adversaires s’évitent et se recherchent tour à tour. Tout à l’heure ils couraient tous en rond, tant qu’ils pouvaient, les uns à la suite des autres. Cependant les vieillards, graves spectateurs de ces joyeuses folies, branlent la queue de plaisir. Ils revivent dans cette jeunesse, ils se rappellent les exploits de leurs belles années, et il me semble d’ici les entendre filer, en signe de parfait contentement.

 

Ils ne savent pas qu’il y a un mystère dans notre vie, et ils jouent. Moi, qui le sais, je ne joue plus.

Troisième jour

M.01.05.03.03 / M.016

Une idée m’est venue. Peut-être ma femme et mes enfants vivent-ils encore?

 

Pour m’être réveillé là-bas, chez les hommes, après m’être endormi chez moi, il faut de toute nécessité qu’on m’y ait porté. Pour qu’on ait pu me porter ainsi sans que je m’en sois aperçu, il faut que j’aie été dans un état maladif extraordinaire, que j’aie reçu un coup sur la tête, par exemple, comme dans la prison au foin, quand je me suis heurté à l’obstacle invisible. Je n’en ai aucun souvenir; la chose néanmoins n’est pas absolument impossible. C’est peut-être l’explication la moins invraisemblable d’un accident si mystérieux. En raisonnant dans cette supposition, je me dis qu’il est peu probable que ma femme et mes quatre enfants aient été atteints de la même maladie ou frappés de la même manière. Ils auront donc entendu les ravisseurs, et ils auront pu s’enfuir, à moins qu’on n’ait fermé l’issue de la galerie de sûreté, ce qui ne doit pas avoir eu lieu, car elle est intacte, et je n’ai su voir de ce côté aucune trace de pas.

 

Si ma femme et mes enfants vivent, ils ne sont pas loin. C’est ce dont il faut que je m’assure. Je commencerai dès demain des tournées de reconnaissance.

Dernier quartier

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Quatrième jour

M.01.05.04.04 / M.017

Le plus beau temps du monde a favorisé mes recherches. Pendant huit jours j’ai parcouru la montagne. Je me suis approché assez de toutes les familles pour reconnaître sûrement, de mes yeux de père et d’époux, ceux que je cherchais. Je n’ai rien trouvé.

 

Je m’étais laissé reprendre à l’espoir. La déception est grande; c’est comme si je les avais perdus une seconde fois.

 

Je continue à semer la terreur sur mon passage. Les marmottes isolées fuient en me voyant; elles vont donner l’éveil chez leurs amis et parents; bientôt toute la tribu s’ébranle et me donne la chasse.

Cinquième jour

M.01.05.04.05 / M.018

Le temps se gâte. Reprenons le fil de notre histoire.

 

Les premiers jours que j’ai passés dans la prison aux vaches ont été terribles. On m’apportait de la nourriture, mais je n’y touchais pas. Quand un homme entrait, je me serrais contre la muraille et ne le quittais plus des yeux. Quand j’étais seul avec les trois vaches, les deux chèvres et le mouton, je rongeais et mordais mon lien. Je n’ai fait autre chose pendant plusieurs jours, et m’y suis cassé toutes les dents. Les dents des marmottes recroissent heureusement. Ceux qui se moquent de nous ne peuvent pas en dire autant.

 

Un matin je mangeai; la faim fut la plus forte.

 

Un certain homme entrait chez nous deux fois par jour, à l’aube et le soir. Il nous donnait de l’herbe et du foin; il enlevait les ordures, semait de la paille fraîche sous les pieds des vaches, les nettoyait et leur vidait les mamelles dans de grands vases en bois. Il menait boire tout le troupeau dehors. Il voulait m’y mener aussi; mais je me cramponnais à terre, et il devait tirer de toutes ses forces pour me faire avancer d’un pas. C’était le mème homme que j’avais mordu. Il en a eu longtemps la main malade.

 

Cet homme paraissait aimer ses vaches. Il les soignait, mais il les traitait en maître, comme sa propriété. Elles n’essayaient pas de regimber. Elles obéissaient. De la part des chèvres et du mouton, cette faiblesse se conçoit. Aux vaches, je ne l’ai jamais pardonnée. La vache est une bête pesante et molle, heureuse de ruminer, heureuse de dormir sur la paille, indigne de la liberté.

 

Combien il leur eût été facile de s’enfuir quand elles sortaient pour aller boire! Mais l’air des champs et des monts n’a jamais paru les tenter. Quand elles avaient bu, elles regardaient devant elles et retournaient à la servitude en dodelinant de la tête et en bavant tout le long du chemin. Elles allaient droit à leur place. L’homme leur passait le gros fil autour du cou, et tout était dit.

 

Pour avoir vu les vaches à la montagne, de loin, je les croyais amies de l’homme, et je m’étonnais de leur goût. A présent que je les ai vues de près, je sais qu’elles sont ses esclaves et je les méprise.

 

Je ne suis qu’une faible marmotte; mais il n’y a pas un homme qui se puisse vanter de m’avoir fait faire un pas volontairement.

Sixième jour

M.01.05.04.06 / M.019

On n’est pas malade sans le savoir; on ne reçoit pas un coup violent sans qu’il en reste quelque trace. Or, j’ai beau me palper, je ne me trouve aucune cicatrice. J’ai beau me creuser la mémoire; je ne me rappelle aucune indisposition. Il faut chercher une autre cause à cette absolue insensibilité. On ne la conçoit pas sans un sommeil absolu, et le sommeil absolu c’est la mort, dont on ne revient pas.

Septième jour

M.01.05.04.07 / M.020

Plus j’y réfléchis plus je trouve de particularités étranges au sommeil de la longue nuit.

 

Nous comptons trois lunes dans la saison des jours croissants: la lune des avalanches, pendant laquelle nous nous réveillons; la lune d’amour et la lune flétrie, cette dernière ainsi nommée parce qu’elle commence au moment de notre plus extrême maigreur.

 

D’un autre côté, les lunes des jours décroissants sont au nombre de quatre: la lune du trèfle, qui est celle où fleurit le trèfle d’or; la lune sèche, qui est celle où il tombe ordinairement le moins d’eau, celle aussi où l’herbe commence à jaunir sur le flanc des montagnes; la lune de graisse, qui est le contraire de la lune flétrie, et enfin la lune triste, qui est froide et dans laquelle nous commençons à somnoler, pour nous endormir bientôt tout à fait.

 

La longue nuit se place entre la lune triste et la lune des avalanches.

 

Que fait le soleil dans cet intervalle? Pourquoi, le premier matin de la lune des avalanches, ne se lève-t-il au point précis où il s’est couché le dernier soir de la lune triste?

 

Pourquoi n’y a-t-il pas égalité entre le nombre des jours croissants et celui des jours décroissants?

 

Je ne trouve aucune réponse à ces deux questions, et je ne sache pas que jamais marmotte les ait résolues d’une manière satisfaisante.

 

Voici qui est plus fort. J’ai tenu dans ma mémoire un registre exact des jours de ma captivité. Ils ont été au nombre de cent quatre-vingts, soit six lunes. Or, quand on m’a rendu à la liberté, nous n’étions pas encore à la fin de la lune du trèfle. Il faut donc que les jours aient cru pendant cinq lunes. Il y a souvent quelque irrégularité dans le commencement et la fin de la longue nuit, une demi-lune de plus ou de moins; mais un écart de deux lunes est sans exemple.

 

La longue nuit ne serait-elle qu’une illusion de notre sommeil?

E. Rambert: La marmotte au collier (1889)

The Marmot with the Collar
A Trilingual Edition

Part 01.02 (Français)

Richard L. Hewitt
Kamuzu Academy, Malawi

2020 - 2022