La marmotte au collier
Journal d'un philosophe

Partie II - Lune du trèfle
Deuxième été

M.02.04.01.02 / M.102 - M.02.04.04.07 / M.119

LANGUE

Français

Nouvelle lune

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Deuxième jour

M.02.04.01.02 / M.102

Il a plu aujourd’hui; les chiens n’ont pas donné de la voix. Peut-être sont-ils fatigués; il y a de quoi.

 

J’ai profité d’un moment d’éclaircie pour faire une promenade jusqu’au gîte du lièvre. Il s’est enfui à mon approche, non toutefois sans que j’aie pu lui faire de loin un salut gracieux. Je retournerai demain.

Troisième jour

M.02.04.01.03 / M.103

Nouvelle visite au lièvre blanc. J’ai eu grand peur au retour. Les chiens étaient en campagne, et j’ai cru qu’ils avaient pris ce côté de l’eau. Voilà à quoi l’on expose.

Quatrième jour

M.02.04.01.04 / M.104

Mes voisins ont déjà famille. Six petits – rien que ça! – sont sortis avec eux. Les parents ont l’air ravi.

Cinquième jour

M.02.04.01.05 / M.105

Trois cents marmottes, peut-être davantage, ont élu domicile dans cette haute vallée, et il suffit de deux chiens pour les faire trembler toutes… Marmottes, vous n’êtes qu’une foule. Quand serez-vous un peuple?

Premier quartier

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Troisième jour

M.02.04.02.03 / M.106

Le lièvre blanc, qui est roux pour le moment, commence à donner des signes visibles de curiosité. J’y comptais; c’est par la curiosité qu’on prend ces rêveurs.

Quatrième jour

M.02.04.02.04 / M.107

Encore un mystère auquel je n’avais pas songé, tant l’habitude nous rend naturelles les choses les plus étranges! Pourquoi l’appelle-t-on le lièvre blanc? Quand nous nous endormons du sommeil de la longue nuit, –  c’est pour abréger que je l’appelle encore la longue nuit, – il est roux comme à présent. Quand nous nous réveillons, il est bizarrement tacheté de blanc et de gris; parfois même, si notre réveil n’est pas trop tardif, il est blanc, sauf au bout des oreilles deux taches noires, qu’on voit courir sur la neige. Plus tôt encore, il serait, sans doute, entièrement blanc. Si pendant la longue nuit il mue du roux au blanc de la même manière et avec la même rapidité que nous le voyons au réveil muer du blanc au roux, il faut que nous dormions pendant près de deux lunes. C’est le chiffre fatal. Tout y ramène.

Cinquième jour

M.02.04.02.05 / M.108

Il faut voir les grands airs de matrone que prend ma voisine, et comme elle surveille son monde, et comme elle houspille son pauvre mari, et comme elle lui apprend le difficile métier de père, et comme elle s’inquiète, s’agite, se démène. Elle a sifflé trois fois pour rien en une demi-heure… Et quand on pense que dans toute l’éducation qu’elle donne à ses six enfants, il n’y a pas une pensée, pas un mot pour la sagesse! Brouter, gratter la terre et multiplier, est-ce donc toute la vie?

Septième jour

M.02.04.02.07 / M.109

Aujourd’hui, à ma neuvième visite, j’ai pu échanger deux mots avec le lièvre blanc et l’assurer de mon amitié. Il était près de moi, à vingt longueurs de marmotte, tout au plus. Je lui voyais trembler les oreilles; mais la curiosité le retenait. A ce mot d’amitié, il s’est frotté le museau des deux pattes de devant, et m’a dit d’une voix très anxieuse, avec un bégaiement singulier, qu’il ne croyait pa… pa… pa… pas à l’amitié. Je lui ai dit que je n’y croyais guère non plus, du moins chez les marmottes, et que c’était pourquoi je cherchais des amis ailleurs. “Nous sommes frères, ai-je ajouté, ermites l’un et l’autre; unissons nos deux solitudes et soyons heureux ensemble.” Il a paru très surpris de ce discours; il a eu un mouvement d’oreilles qui marquait bien qu’il n’y ajoutait pas grande foi.

 

“Qu’est-ce que vous avez là, au cou?” me dit-il en continuant à bégayer.

 

Je m’attendais à la question. Je pris l’attitude la plus humble; je joignis les mains et lui dis:

 

“Je porte au cou le signe de cent quatre-vingts jours et cent quatre-vingts nuits de captivité. Auguste lièvre, le malheureux que vous avez devant vous est un miracle vivant. L’odeur de l’homme le suit…”

 

A ces mots, le lièvre blanc partit comme un trait.

 

“Arrêtez, lui criai-je d’une voix désespérée. Ayez pitié d’un infortuné.”

 

Il s’arrêta, mesura la distance qui nous séparait et parut à demi rassuré.

 

“L’odeur de l’homme me suit partout, repris-je en insistant sur chaque mot, comme pour l’habituer à l’horreur de ces paroles, elle me vaut la malédiction de l’univers. Tout ce que touche cette race exécrée est maudit par la même. Cependant, je vous jure que ce collier est le plus inoffensif des colliers. Il n’a jamais fait de mal à personne, sauf à moi seul. De grâce, écoutez ma requête, seigneur lièvre; permettez-moi de vous conter d’ici mon histoire. Elle est tragique, et je suis sûr qu’elle vous intéressera; je suis sûr aussi qu’elle vous inspirera de la compassion, car vous avez l’âme bonne, cela se lit dans vos yeux. Vous jugerez ensuite si vous voulez repousser ou accueillir les offres de service que je dépose à vos pieds.”

 

Pendant ce discours les oreilles mobiles du lièvre  n’avaient pas cessé d’aller et de venir dans une grande agitation. Il avait un certain air ahuri, plus encore qu’effrayé. Voyant qu’il ne répondait pas, j’entamai hardiment mon histoire, dans l’espoir de le toucher. De quelle histoire serait-il touché s’il ne l’était pas de la mienne? Il me parut ému, en effet. Je versai des larmes, et je crus le voir s’essuyer le coin de l’œil d’un geste furtif. Quand je parlai de ma résolution de me vouer à la sagesse, je le vis abaisser et relever vivement les oreilles, en signe d’assentiment; mais lorsque j’en vins à lui dire le sujet qui me tourmente, quand je parlai de la longue nuit, de notre sommeil, du mystère de notre existence, il eut une espèce de fou rire, comme les lièvres en ont. C’étaient moins les oreilles que la moustache qui s’agitait d’un mouvement convulsif, dont il semblait n’être pas le maître. J’aurais pu m’en chequer, mais je me contins. Il en sait long, peut-être. Mon récit achevé, je demeurai dans l’attitude d’un suppliant, les mains jointes. Il me regarda alors fixement et me parla d’une voix assurée, qui prouvait que la peur seule l’avait fait bégayer.

 

“Marmotte, me dit-il, je compatis à vos peines. Je vous crois sincère. Revenez demain. Si demain vous me trouvez au gîte, nous essaierons d’être amis. Sinon, ne me chercherez plus.”

 

Je m’inclinai profondément et repris la route de mon terrier… A demain!

Pleine lune

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Premier jour

M.02.04.03.01 / M.110

Soyez loués, o dieux, pour le bonheur que vous venez de m’accorder! Tous mes malheurs sont oubliés. J’ai un ami. Les autres marmottes ont des femelles et des petits; j’ai un ami.

 

Avec quel serrement de cœur et dans quelle attente anxieuse j’ai repris le chemin de son gîte! Il y était! A vrai dire, j’ai cru voir qu’il tremblait encore au moment où je me suis approché; mais il s’est rassuré peu à peu, et il a fini par toucher de la patte mon collier. Le charme, cette fois, doit être rompu. Il m’a fait encore beaucoup de questions sur mon histoire. J’ai répondu à toutes simplement et sans embarras. J’ai gagné sa confiance.

 

“J’irai vous voir, m’a-t-il dit au départ, nous parlerons de la sagesse.”

Troisième jour

M.02.04.03.03 / M.111

Il est venu et n’a pas parlé. J’ai voulu lui faire les honneurs de mon terrier; mais il en est sorti précipitamment, dès la première salle, où il a pu se tourner. A peine dehors, il a vu mes voisins. La matrone était assise sur son séant et levait les pattes au ciel, pour marquer son étonnement. Un lièvre blanc dans un terrier de marmotte! Le mari et les six petits étaient rangés autour d’elle et imitaient ses mouvements.

 

“Il n’y a pas sûreté chez vous, s’est écrié le lièvre. Si vous voulez que nous causions, remontez à mon gîte. Je n’en bouge plus.”

 

Ce disant, il est parti de son pied le plus rapide, à la grande joie de mes voisins. J’ai cru devoir à ma dignité de ne pas le suivre. Je retournerai demain.

Quatrième jour

M.02.04.03.04 / M.112

J’y suis retourné; mais nous n’avons rien dit encore du grand problème. Il m’a fallu du temps et toute mon adresse pour regagner sa confiance. Il a l’horreur des terriers. Vivre dans cette obscurité, ne pas respirer le grand air, toujours ramper, toujours se salir aux parois de galeries trop basses: tout cela lui paraît triste, d’une basse condition et d’un mauvais naturel.

 

“On ne peut avoir que des pensées souterraines dans un terrier”, m’a-t-il dit gravement.

 

Je lui ai répondu que c’était notre manière d’avoir chaud dans les temps froids. Il a fait un geste de dédain et m’a montré sa fourrure. J’ai ajouté que nos terriers étaient des refuges et qu’ils servaient à nous garantir des poursuites de nos ennemis.

 

“Quand on a des ennemis, s’est-il écrié, il faut avoir des yeux pour les voir, des oreilles pour les entendre et des pieds pour les fuir.”

 

J’aurais pu lui dire que notre industrie valait peut-être la légèreté de ses pieds; mais je préférai convenir qu’il avait raison et le supplier de prendre en pitié ceux que la nature n’a pas favorisés autant que lui. Je crois avoir réussi, à force de modestie et de condescendance, à effacer l’impression d’hier. Je n’ose pas trop m’y fier cependant. L’adieu n’a point été aussi cordial que l’autre jour. Est-il donc si difficile d’avoir et de garder un ami?

Cinquième jour

M.02.04.03.05 / M.113

Encore les chiens! La vie est une école de patience.

Sixième jour

M.02.04.03.06 / M.114

La lumière a-t-elle brillé à mes yeux? Suis-je plongé dans de plus épaisses ténèbres?

 

Que ce lièvre soit un fou ou un sage, qu’il mente ou qu’il dise vrai, ses paroles m’ont jeté dans un état violent. Je ne sais si je rêve, je ne sais si je pense. Je me tâte de nouveau pour m’assurer si je vis. Toutes mes idées roulent et tourbillonnent dans ma tête. Je ne puis en fixer une. J’ai le vertige.

Septième jour

M.02.04.03.07 / M.115

Il faut que je note les traits les plus mémorables de cet entretien, autant du moins que mes souvenirs me le permettront.

 

Je craignais un accueil froid; je me demandais même s’il n’aurait pas quitté le gîte, pour couper court à des visites importunes. Aussi fus-je grandement étonné de le voir venir au-devant de moi de l’air le plus amical.

 

“Je vous demande pardon, me dit-il, des discours que je vous ai tenus hier et qui n’étaient pas obligeants. J’ai fait des réflexions dès lors, et j’ai compris pourquoi vous aimez les terriers. C’est un goût de malade; il faut vous le passer.

 

- Seigneur lièvre, lui dis-je, il me semble n’être guère plus malade que vous.

 

- Pour le présent, vous avez raison; la maladie dont souffre la race des marmottes est une maladie intermittente. Ne peut-on pas appeler malade une race qui chaque année est morte six lunes sur douze, parfois sept?”

 

Il vit que je n’entendais pas.

 

“Oui, reprit-il, c’est une discussion entre les lièvres blancs que celle de savoir si les marmottes dorment en hiver ou sont mortes. Mon opinion est qu’il y a beaucoup de degrés entre le sommeil et la mort, et que le sommeil des marmottes en hiver est si semblable à la mort qu’il est impossible de l’en distinguer, avec cette différence toutefois que les marmottes en reviennent, comme par miracle, tandis qu’on ne revient pas de la mort.”

 

Après avoir dit ces mots, le lièvre blanc se tut, et moi, de mon côté, je restai muet devant lui. Les idées les plus étranges se croisaient devant mes yeux. Il rompit le premier le silence.

 

“J’ai mal parlé en disant qu’on ne revient pas de la mort; j’aurais dû dire qu’on n’a pas vu jusqu’à présent que personne en soit revenu. La mort n’est peut-être qu’un sommeil très long, qu’on n’a pas encore mesuré. Puisqu’on revient d’un sommeil de six lunes, pourquoi ne reviendrait-on pas d’un sommeil de plusieurs centaines d’années?”

 

Ce discours singulier me délia la langue.

 

“Seigneur lièvre, m’écriai-je, veuillez ne pas vous offenser de ma franchise, mais on voit  bien que vous êtes un rêveur plus encore qu’un philosophe. La solitude et l’oisiveté vous troublent l’imagination. Quiconque a pu rêver qu’on revenait du sommeil de la mort a pu rêver aussi que nous dormions six lunes.

 

- Si vous ne m’en croyez pas, reprit-il, adressez-vous à d’autres. Il ne manque pas de gens dans ce pays pour vous dire si je mens ou si je parle selon la verité.”

 

Je lui répetai alors les paroles que m’avait dites autrefois maître blaireau. Elles le jetèrent dans un accès de gaîté très amusant. Il prétend que le blaireau dort comme nous, pendant trois lunes au moins.

 

“Voilà le monde, disait-il; oui, voilà bien le monde! Celui qui dort une lune se moque de celui qui en dort deux, celui qui en dort trois se moque de celui qui en dort six, et ainsi de suite. Et ni les uns ni les autres ne se doutent qu’ils dorment.

 

- Et vous, lui dis-je, êtes-vous sûr de ne pas dormir?

 

- Je ne m’en flatte pas, me répondit-il. Je sais seulement qu’il y a six lunes pendant lesquelles je ne dors pas, tandis que vous, vous dormez. Si en telle autre saison, je dors pendant que vous veillez, vous devez le savoir et je vous serai reconnaissant de m’en instruire.”

 

Ce discours m’inspira confiance. Je lui racontai alors toutes mes pensées sur la longue nuit, et par quelle série de raisonnements je m’étais persuadé que la longue nuit n’est qu’une illusion de notre sommeil. Il parut s’y intéresser beaucoup.

 

“Vous avez raison, me dit-il, quand j’eus fini. Il n’y a pas de longue nuit. Toutes les nuits sont égales, ou plutôt toutes les nuits sont inégales, mais de très peu. Elles s’allongent ou diminuent insensiblement. On appelle hiver la série de jours et de nuits pendant laquelle vous dormez. Elle ne dure pas deux lunes, comme vous l’avez supposé, mais six lunes et parfois davantage.”

 

Je poussai de nouveau une exclamation de surprise.

 

“Permettez, reprit-il, que je vous rappelle au calme qui sied à la philosophie. Celui-là n’est pas digne de chercher la verité qui n’est pas préparé à tout entendre. Chaque année, à l’époque où le soleil disparaît derrière ces montagnes, les marmottes rentrent dans leurs terriers et s’endorment d’un sommeil qui n’est pas leur sommeil ordinaire.

 

- Je le sais, lui dis-je; c’est un sommeil plus profond, une sorte d’engourdissement.

 

- C’est plus qu’un sommeil, c’est une mort. On peut, pendant ce temps vous toucher, vous secouer, vous prendre, vous emporter, vous tuer même, sans que vous donniez signe de vie.

 

- Seigneur lièvre, m’écriai-je, encore une fois, n’abusez pas de l’avantage que vous donne notre infirmité.

 

- Seigneur philosophe, répondit-il avec un calme toujours imperturbable, les témoignages ne vous manqueront pas, si le mien vous est suspect. Ce sommeil qui est une mort, dure six lunes, comme je vous l’ai dit. Avec plus de rigueur dans le raisonnement, vous auriez pu vous en convaincre vous-même. Il ne saurait y avoir égalité entre votre femelle et celle du chamois. Celle-ci porte pendant cinq lunes. Vous n’avez compté que deux lunes pour la transformation de notre pelage; mais nous sommes blancs aussi longtemps que nous sommes roux, c’est-à-dire quatre lunes durant. Pendant ces quatre lunes nous nous confondrions avec la neige, même aux yeux de l’aigle, sans ces deux taches au bout de l’oreille, qu’on voit encore courir. Vous avez eu bien raison de penser qu’elles disparaissaient. Elles devraient disparaître. C’est évidemment le dessein de la nature que nous soyons blancs comme la neige. Mais elle a, semble-t-il, trop à faire pour achever ce qu’elle entreprend. Elle commence et ne finit pas. Regardez-y de près, et dans la plupart de ses ouvrages vous trouverez la tache noire au bout des oreilles.”

 

Tels furent les premiers discours du lièvre blanc.

Dernier quartier

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Premier jour

M.02.04.04.01 / M.116

J’ai rapporté hier les premiers discours du lièvre blanc. Ils me firent une telle impression que je ne sus d’abord qu’y répondre. Il était là, devant moi, me regardant en face et souriant toujours de son tranquille sourire. Ce sourire me devint insupportable. Je m’éloignai pour prendre l’air. J’étouffais. Je fis une longue promenade, je ne sais de quel côté. Je crois avoir entendu la voix des chiens. Que m’importaient les chiens? Enfin, je me sentis ramené par une force invincible vers le gîte du lièvre. J’avais rassemblé mes idées, et je croyais avoir trouvé le moyen de confondre tous ses raisonnements. Je m’abusais. Il eut réponse à tout. Il rêve ou se trompe, mais de bonne foi. Il ne ment pas.

Deuxième jour

M.02.04.04.02 / M.117

Le lièvre prétend que nous ne sommes pas les seuls à dormir pendant ce qu’il appelle l’hiver. Il dit que les vipères dorment, que les loirs dorment, que les ours dorment, et probablement beaucoup d’autres encore, sans compter les blaireaux. Mais, c’est nous, dit-il, nous de tous les habitants de la montagne, qui dormons le plus longtemps et le plus profondément.

 

Il prétend avoir vu plus d’une fois déjà – vu de ses yeux – venir des hommes en hiver armés d’outils singuliers, avec lesquels ils remuent la terre. Il dit les avoir vus – vus de ses yeux – ouvrir des terriers de marmottes et prendre dans son sommeil toute la famille ou toute la tribu, père, mère, enfants. Ils les emportent comme ils emporteraient des cailloux. Mon aventure n’aurait donc rien d’extraordinaire, sauf en un point toutefois. Il n’y a pas d’autre exemple, selon lui, d’une marmotte ainsi emportée qui ait été rapportée.

Troisième jour

M.02.04.04.03 / M.118

C’est sur le chapitre de l’hiver que le lièvre blanc est curieux à entendre. Il en parle d’abondance et se reproche d’en parler, nous jugeant incapables de partager son enthousiasme.

 

L’hiver, dit-il, est une saison qui ne ressemble à aucune autre, la plus froide, mais la plus belle. – Je ne comprends pas, en effet, comment ce qui est froid peut être beau. – Il ne pleut jamais en hiver, il neige. Il neige tellement qu’on ne voit presque plus de rochers dans toute la vallée. Les plus âpres sommets blanchissent. Tout est blanc, tout est neige. Quand il ne neige pas, le ciel est d’un bleu plus sombre qu’en été; il est aussi beaucoup plus peuplé d’étoiles. On en voit quelquefois en plein jour, tant elles sont brillantes.

 

Il dit encore que la difficulté est de se nourrir en hiver, à cause de la neige qui couvre l’herbe; mais on trouve toujours moyen de vivre. – Je le crois bien. Ils ne sont pas difficiles, les lièvres blancs, ils ne vivent guère de fleurs. – Le vent balaie les neiges de quelque arête, qu’il met à découvert. Aussitôt tous les animaux du voisinage s’y rendent pour brouter. L’herbe y est flétrie et coriace, mais on vit de peu en hiver, et l’on n’a pas soif. Une autre ressource, la plus précieuse, est dans ces amas d’herbe coupée que l’homme entasse soigneusement autour d’un longue perche. On s’y fait un nid bien douillet, on s’y blottit, on s’y enfonce, on s’y fait des galeries plus chaudes que les nôtres, au fond desquelles on a toujours le gîte et le couvert. Ce sont les seuls terriers que connaissent les lièvres blancs. Quand le temps est mauvais, ils y passent la journée à rêver et à faire bonne chère. – Il appelle cela bonne chère. – Quand le temps est beau, ils font de longues courses sur la neige, dont toutes les paillettes scintillent, et ils ne rentrent que le soir. Le souper est toujours prêt.

 

C’est le charme de l’hiver qu’on puisse aller partout sans avoir toujours à dépister le chasseur et ses chiens. Une fois la neige bien établie, l’homme ne paraît plus à la montagne, et la sécurité serait complète sans les aigles et les vautours. Aussitôt qu’on découvre dans le ciel un point mobile, on gratte la neige et l’on entre en galerie.

 

Le voyant en veine, je l’ai poussé sur cette herbe flétrie et coriace et sur cette belle saison qui est la plus froide de toutes; c’est la seule fois, pendant cette longue journée où il s’est dit tant de choses, qu’il se soit départi du calme qui lui est habituel.

 

“Je vous plains, m’a-t-il répondu, oui, je vous plains de ne pas connaître l’hiver. Vous cherchez la sagesse et vous avez raison; mais quand vous vous dites philosophe et que néanmoins vous dormez, vous prouvez assez clairement que la philosophie n’est pas votre vocation. La philosophie ne consiste pas à dormir, mais à veiller. Les belles journées d’hiver sont celles où il se fait le plus de philosophie. Vous dormez alors, vous, les faux songeurs; nous veillons, nous, les vrais. Nous sommes seuls sur l’alpe déserte, seuls sous le vaste ciel. Nous sommes seuls à nous mouvoir dans l’immobilité de la nature, seuls à respirer dans le silence universel. Il n’y a pas de silence en été, quand la nature travaille et que l’homme exploite, communiquant l’agitation qui l’entoure aux plus lointaines solitudes. Les hommes ont besoin de s’entendre les uns les autres, et c’est pourquoi ils vivent agglomerés dans des villes et des villages. En été, tout est ville, tout est bruit, même la montagne. En hiver, quand l’air est calme, nous n’avons qu’à retenir notre respiration pour que le silence soit complet. La nature dort, l’esprit veille seul. C’est alors que viennent les grandes pensées. Ne parlons pas du printemps, saison des faiblesses! Le lièvre se suffit à lui-même en hiver. Ermite philosophe, il est, en hiver, le roi de la montagne. Ne le troublez pas, gens des terriers; ne l’accablez pas de questions indiscrètes. Vous lui demandez ce que c’est que l’hiver. Doit-il vous le dire? Y a-t-il un langage commun entre vous et lui? Pouvez-vous voir par la pensée ce qu’il a vu par les yeux? Vivez avec lui, respirez avec lui cet air silencieux, et vous saurez ce que c’est que l’hiver. Sinon, ne sonnez mot. Quiconque dort a le droit de se taire.”

 

Ainsi parlait le lièvre blanc et ses discours me gagnaient. Il dit vrai. Veiller est le moyen et la condition de toute science.

Septième jour

M.02.04.04.07 / M.119

Les jours se passent. Je tourne et retourne dans ma tête les discours du lièvre blanc. Où est la verité? où est l’erreur?

 

J’envisage maintenant comme démontré que la longue nuit n’est pas une nuit continue, mais une série de jours et de nuits ordinaires, croissant et décroissant lentement. Jusqu’à vérification par expérience, je tiens ce premier point hors de question.

 

Sur la durée de notre sommeil, je ne puis m’empêcher de reconnaître qu’il y a beaucoup de vraisemblance dans les raisonnements du lièvre blanc. Ce qu’il a dit des mues de son pelage m’a frappé. Je n’ai aucune raison pour suspecter son témoignage. Je ne vois pas d’ailleurs pourquoi nous ne pourrions pas dormir trois lunes, quatre lunes, cinq lunes, six lunes même, aussi bien que deux. C’est étrange, je l’avoue, et l’imagination se le figure malaisément; mais ce n’est pas impossible.

 

En revanche, je me refuse absolument à comprendre ce sommeil qui ne se distingue pas de la mort, sinon par le réveil. Y a-t-il, peut-il y avoir un sommeil semblable? Le seigneur lièvre aura beau dire, je ne l’en croirai point sur parole. Nous dormons, soit; mais notre sang coule encore, plus lentement, il est vrai. Nous vivons, nous respirons, il s’opère dans notre corps des transformations qui ne sont point une corruption. Comment donc veut-il que nous soyons insensibles et maniables comme une chair morte? Ce qui vit vit et n’est pas insensible. A d’autres ce sommeil qui est une mort, et cette mort dont on ressuscite!

 

Et cependant il est certain que je me suis endormi chez moi et réveillé loin de chez moi. Il est certain que des hommes ont violé mon terrier pendant mon sommeil. J’y étais et je ne me suis aperçu de rien. Comment accorder tout cela?

E. Rambert: La marmotte au collier (1889)

The Marmot with the Collar
A Trilingual Edition

Part 02.04 (Français)

Richard L. Hewitt
Kamuzu Academy, Malawi

2020 - 2022